Le Paris de la modernité

À l’aube du XXe siècle, Paris, ville-monde, s’impose comme capitale de la modernité. Le paysage urbain, les transports, les idées et même la mode sont secoués d’une énergie nouvelle et créatrice. Dans le creuset du « Paris de la modernité », des artistes de tous poils se croisent, se rassemblent, et s’influencent, ouvrant la voie vers la liberté, voire la transgression.

Au croisement des arts, des techniques et des expériences, le milieu artistique parisien est profondément cosmopolite. Il sert de refuge aux provinciaux sans le sou, aux exilés russes, aux Américains fuyant la prohibition… Au Bateau-lavoir, l’espagnol Pablo Picasso côtoie le roumain Constantin Brancusi, le mexicain Diego Rivera, le français Georges Braque, le néerlandais Kees Van Dongen et l’italien Amedeo Modigliani. Les artistes femmes ne sont pas en reste : Joséphine Baker, Tarsila do Amaral, Natalia Gontcharova, Sonia Delaunay ou encore l’incontournable Marie Vassilieff, figure de proue de la Bohème de Montparnasse, jouent un rôle clé dans l’effervescence de la scène parisienne.

Gino Severini, Les Voix de ma chambre, 1909, huile sur toile, 37,7×55,2cm, Stuttgart, Staatsgalerie Stuttgart

Pour rendre compte de la richesse et de la diversité des productions parisiennes entre 1905 et 1925, le Petit Palais propose une exposition grandiose, réunissant pas moins de 400 œuvres allant de la peinture à l’aéronautique en passant par la mode, l’architecture et le cinéma. Suivez le guide !

Le parcours chronologique et thématique de l’exposition est extrêmement bien pensé : malgré le foisonnement des techniques et des sujets, le propos reste clair et les transitions fluides. Cela tient aussi au périmètre géographique restreint du sujet, qui se concentre autour des deux pôles que sont Montmartre et Montparnasse et, entre les deux, le quartier des Champs Elysées, où l’on vient non voir, mais être vu.

Les salons : le choc des esthétiques

En ce début de XXe siècle, les Champs Elysées attirent tous les artistes en quête de renommée. Le Grand Palais des Beaux-Arts, construit pour l’Exposition Universelle de 1900, accueille à partir de nombreuses manifestations artistiques : le Salon des artistes français plutôt académique, le Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts plus moderne, le salon des Orientalistes et ses dîners mondains parés d’exotisme, le Salon des indépendants qui accueille les peintres postimpressionnistes face au rejet des salons « officiels » … En 1903, la création du Salon d’Automne et du Salon de l’Ecole française permet de révéler une génération montante d’artistes issus des élites parisiennes et internationales.

Le Grand Palais, Exposition Universelle, 1900, Photochrome, Washington DC, Library of Congress,

Le très médiatique scandale du Salon d’Automne de 1905 vient donner un coup de pied dans la ruche bourdonnante de la scène artistique parisienne. Pensez donc ! A côté d’artistes à la réputation déjà bien installée, comme Cézanne ou Renoir, une salle entière remplie de peintures saturées, violentes, outrancières ! Dans une lumière éblouissante, frontale, la touche se libère, les teintes en larges aplats s’affranchissent de toute ressemblance avec le réel, soulignées par de larges contours sombres. Les réactions sont diverses : certains se moquent, d’autres s’indignent, allant jusqu’à tenter de lacérer la Femme au chapeau de Matisse. Au milieu de ce foisonnement de couleurs, le critique d’art Louis Vauxcelles s’arrête sur une forme blanche :

Au centre de la salle, un torse d’enfant et un petit buste en marbre d’Albert Marque, qui modèle avec une science délicate. La candeur de ces bustes surprend au milieu de l’orgie des tons purs : Donatello chez les fauves.

Louis Vauxcelles, Supplément au Gil Blas, Paris, 17 octobre 1905

La scénographie de l’exposition replace les deux bustes d’enfant au centre de la pièce. Nous tournons autour d’eux, pressés par la foule des visiteurs, impatients comme des fauves en cage. Aussi fascinante qu’inquiétante, la Charmeuse de serpents d’Henri Rousseau absorbe notre regard. Si elle n’était pas présentée lors du Salon des Fauves (et pour cause, car elle n’a été peinte que deux ans plus tard ! ), sa présence ne dénote pas dans cet espace. On ne peut s’empêcher de s’arrêter un moment pour l’admirer…

Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau, La Charmeuse de serpents, 1907. Huile sur toile, 167 x 189,5 cm. Etablissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry Giscard d’Estaing, Paris. Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

La Belle Epoque : Paris à la croisée des mondes

Le quartier de Montmartre, foyer de la Commune de Paris en 1871, accueille une population d’ouvriers, d’artistes sans le sou et de cabaretiers. Les provinciaux déracinés, les étrangers et les pauvres hères se réfugient sur les hauteurs, tandis que les artistes reconnus s’installent au pied de la butte. Toute une économie de l’art se développe dans le quartier, et les galeristes comme Durand Ruel, Valadon et Dussod y ont pignon sur rue. Des cabarets comme le Moulin Rouge, le Chat Noir ou le Lapin Agile rassemblent cette foule hétéroclite de peintres, chansonniers, écrivains et caricaturistes de tous poils.

Sur cette photo prise au cabaret du Lapin Agile en 1905, un Christ de plâtre côtoie à l’arrière-plan un Apollon jouant de la lyre et un bas-relief indien. Devant eux, le tenancier du cabaret, Frédéric Gérard, dit le père Frédé, joue de la guitare devant un auditoire d’artistes. Figure incontournable de la bohème Montmartroise, « Frédé » offre parfois un verre ou un repas à ses clients désargentés en échange d’un poème, d’une chanson ou d’un tableau.

Au tournant du XXe siècle, les arts d’Asie, d’Afrique, des Amériques et d’Océanie influencent les artistes parisiens. Le musée d’Ethnographie du Trocadéro, fondé en 1878, rassemble des collections ethnographiques collectées lors de différentes missions scientifiques, mais aussi des dons de collectionneurs. Avec l’accroissement de l’Empire colonial français, de plus en plus d’objets ethnographiques rejoignent les collections privées et publiques européennes. Ces objets, sortis de leur contexte, sont vendus dans des boutiques de « curiosités » ou présentées lors des expositions universelles.

Lorsque Pablo Picasso, Maurice de Vlaminck ou André Derain découvrent les arts premiers, que l’on désigne alors sous le terme d’«arts primitifs», ils en savent finalement très peu de choses. Projetant sur ces masques et ces statuettes leur désir de rupture et de nouveauté, ils y puisent des solutions plastiques qui les guident dans leur quête d’abstraction.

Le tableau Scipion l’Africain de Marie Vassilieff joue sur le thème masculin/féminin. Reprenant les codes de l’odalisque, figure orientale fantasmée du XIXe siècle, la peintre russe, installée à Montparnasse, puise dans l’art africain la simplification des formes et la démultiplication des points de vue. Le modèle est son employé de maison africain, qui en véritable factotum remplit tour à tour les fonctions de modèle, de gardien, de masseur ou de videur lors des soirées travesties qu’elle organise au sein de l’Académie Vassilieff, avenue du Maine.

Paul Poiret, Tenue Minaret comprenant un turban à aigrette, une tunique, une culotte bouffante façon sarouel, une combinaison de dessous, un face-à-main miroir et une paire de souliers. Paris, collection particulière. Crédits photo : Mathilde Couderc

L’attrait pour les arts exotiques se lit également dans la mode de l’époque : caftans, sarouels, kimonos et turbans parent les élégantes Parisiennes, avant de se diffuser vers une clientèle fortunée et cosmopolite. Le couturier Paul Poiret, célèbre pour avoir « libéré la femme du corset » en 1906, prend le surnom de « The King of Fashion » lors de sa tournée triomphale aux Etats-Unis en 1913. Installé rue d’Antin, actuelle avenue Franklin D. Roosevelt, Paul Poiret est l’un des premiers couturiers à s’installer dans le quartier des Champs-Elysées.

Trois manteaux de soirée créé par Paul Poiret en 1908. Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe, planche 29, Gravures rehaussées au pochoir, Musée Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris

Grâce à la gravure et à la photographie, Paul Poiret met en valeur les silhouettes souples et les drapés opulents des étoffes. Ce génie du « marketing » invente aussi le concept de produit dérivé, en commercialisant le premier parfum de couturier mais aussi des objets d’usage courant créés dans l’Atelier Martine par de jeunes ouvrières issues de milieux modestes, à qui il donne une grande liberté créatrice.

Industrie, art et modernité

Inauguré en 1913, le Théâtre des Champs-Elysées, situé avenue Montaigne, s’impose comme un lieu incontournable de la vie artistique parisienne. Il est l’un des premiers bâtiments de France à être construit intégralement en béton armé, et réussit le tour de force de réunir, sur une parcelle réduit, trois salles de spectacle de capacités différentes : la grande salle, le Studio et la Comédie. Interprétation moderne d’un temple grec, ses formes volontairement épurées, à la verticalité assumée, se parent de marbres blanc en façade. En partie basse de l’édifice, cinq bas-reliefs d’Antoine Bourdelle figurent les arts : La Sculpture et l’ArchitectureLa MusiqueLa TragédieLa Comédie et La Danse.

Sa programmation est, elle aussi, résolument moderne : c’est au Théâtre des Champs-Elysées que se produisent Vaslav Nijinski et ses Ballets russes, dans l’Oiseau de feu ou le Sacre du Printemps, mis en musique par Igor Stravinsky. Les costumes chamarrés, la musique et les chorégraphies modernes, et les décors très travaillés de ces ballets russes charment le public parisien, friand d’exotisme, mais s’attirent les foudres d’une partie de la critique, qui qualifie cette dernière œuvre de « Massacre du Printemps ».

L’exposition présente tout un florilège de réalisations artistiques et techniques issues des progrès de l’industrie, de la science et des arts du début du XXe siècle. Si la scénographie peut sembler erratique par moment, elle se fait le reflet de l’effervescence qui anime ce début de siècle. La voiture, l’avion, la bicyclette sont autant d’inventions qui fascinent le public lors des expositions qui émaillent la décennie. La vitesse, le progrès, la simplification des formes sont alors idéalisés par les artistes, notamment les futuristes italiens et les cubistes, qui bousculent les conventions établies.

Après ces années d’optimisme, la Première Guerre mondiale constitue un choc majeur pour la société et pour toute une génération d’artistes confrontés à l’horreur des bombes. L’impact du conflit se fait immédiatement sentir dans les productions artistiques, soit pour glorifier une lutte patriotique, soit pour dénoncer la violence de la guerre.

A la fin de la guerre, le sentiment prédominant est « plus jamais ça ! ». Pour oublier ce traumatisme, Paris se grise de spectacles, d’art et de musique. L’utopie positiviste des années 1900 cède le pas à l’absurde, à la démesure et à l’expression d’un individualisme croissant. Les courants dada et surréalistes remettent en cause toutes les conventions et rejettent la raison et la logique au profit d’une grande spontanéité. Montmartre et Montparnasse continuent d’attirer une foule cosmopolite d’artistes fuyant les dictatures ou la prohibition américaine. Surtout, l’essor économique et industriel des années 1920 favorise la renaissance de la culture populaire parisienne, célébrée notamment par Joséphine Baker…

La conclusion est à la hauteur du chemin parcouru : c’est en effet l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 qui clôture la visite ! Ouverte du 28 avril au 25 octobre 1925, ce ne sont pas moins de 21 nations qui y exposent leur art et leurs dernières prouesses techniques. La France a ainsi l’occasion de redorer son image, notamment dans le domaine du luxe, mettant en avant l’excellence de sa production et son esthétique « art déco« , un style qui connaîtra très vite un rayonnement mondial.

Et là se tient le clou du spectacle, trônant fièrement au centre de la dernière salle : l’ours ! Encore lui ! Célèbre sculpture de François Pompon, il représente parfaitement cette tendance esthétique misant sur la simplification et le retour à la symétrie. L’animal, blanc et lisse, dénué de tout artifice, marque à lui seul un renouveau de la sculpture animalière.

Le Paris de la modernité, 1905-1925 : exposition temporaire du 14 novembre 2023 au 14 avril 2024 #expoParisModernité

Article rédigé par Mathilde Couderc et Sarah Mascher (illustrations).

Laisser un commentaire